L’étranger dans les jeux de combat japonais, de la caricature à l’arme de séduction


Le planisphère de l’écran de sélection des personnages de « Street Fighter II » est resté emblématique.

Avec la sortie de Tekken 8 (disponible aujourd’hui sur PlayStation 5, Xbox Series et PC, développé par Bandai Namco), le Japon perpétue sa grande tradition des jeux de combat au casting international. Depuis que Street Fighter II : The World Warrior a popularisé le genre en 1991, les joueurs prêts à en découdre choisissent leur champion parmi une large sélection de combattants hauts en couleur, venus des quatre coins du monde.

Ainsi, dans Street Fighter, Honda, le lutteur sumo japonais peut affronter Sagat, le Thaïlandais adepte du muay-thaï. Ou, dans les jeux Tekken, Nina, combattante aux cheveux blonds venue d’Irlande, pourra se mesurer à King, le catcheur mexicain au masque de jaguar. « Ces jeux-là sont un peu comme l’Eurovision, sauf que vous ne choisissez pas les candidats censés vous représenter », s’amuse Sercan Sengun, qui enseigne la science des jeux et des médias interactifs à l’université de Floride centrale.

La question de la justesse de ces représentations a cependant fini par être posée, notamment en ligne à partir des années 2000. Au moment de la sortie de Street Fighter IV (2008), Dhalsim, le yogi au collier de crânes, est ainsi critiqué par certains observateurs pour sa représentation péjorative de la culture indienne. « Que ça soit au Japon ou ailleurs, dans les années 1990 on n’avait pas autant accès à l’information qu’aujourd’hui, rappelle Matt Leone, auteur de L’Histoire officieuse de Street Fighter racontée par ses créateurs (Third Editions, 2023). Les exagérations des développeurs n’étaient pas nécessairement mal intentionnées. »

Le fait que les jeux de combat des années 1990 se pratiquaient en premier lieu sur borne d’arcade, plate-forme sur laquelle le temps de jeu est compté, semble également avoir eu une influence sur cette représentation : dans Street Fighter II, on n’a ainsi qu’une vingtaine de secondes pour choisir son personnage. « Il faut transmettre des idées le plus rapidement possible. Les stéréotypes sont ainsi un moyen de faire passer des concepts très efficacement au joueur », ajoute M. Leone.

Dhalsim, le yogi enflammé, a provoqué la discussion quant à la représentation qu’il fait de la culture indienne.

Une caricature pas toujours mal accueillie

Pour Sercan Sengun, les personnages des jeux de combats relèvent moins du stéréotype que de la caricature et de l’exagération. Dans l’étude Contours of virtual enfreakment in fighting game characters (« Contours de la caricature virtuelle chez les personnages de jeux de combats », non traduit) qu’il a cosigné en 2022, il observe de réelles disparités dans l’intensité de la caricature selon les combattants. « Nous avons constaté qu’il est généralement possible de prédire si la caricature d’un personnage va susciter l’admiration, être attractive ou paraître agressive aux yeux des joueurs, simplement en observant la couleur de sa peau », détaille M. Sengun. En effet, l’étude décrit un traitement moins favorable pour les personnages à la peau plus sombre, au contraire, par exemple, des personnages japonais, dépeints de manière plus flatteuse.

Ces champions nationaux ont beau être diversement caricaturaux, ils peuvent toutefois être accueillis favorablement par les ressortissants des nations représentées. Ainsi, lorsque, cinq mois avant la sortie de Tekken 8, l’éditeur du jeu a dévoilé Azucena, une combattante péruvienne qui ne jure que par le café, si certains déplorent le manque de profondeur du personnage, un certain Marco et bien d’autres, sur YouTube, se félicitent au contraire.

« En tant que Péruvien, explique-t-il, je n’aurais jamais imaginé voir une compatriote arriver dans Tekken. Merci du fond du cœur. » De son côté, El Peruano, la plus ancienne publication du Pérou, se réjouit de voir une combattante « qui possède une histoire qui la relie à [sa] culture et à [son] pays ».

Première Péruvienne à intégrer les combattants de la série « Tekken », Azucena est surtout définie par son amour immodéré pour le café.

En 2010, quand Capcom, l’éditeur de Super Street Fighter IV, dévoile le combattant turc Hakan, la réaction est toutefois « plus mitigée », se souvient M. Şengün, lui-même ressortissant du pays. « Un personnage intéressant », pratiquant une lutte traditionnelle requérant de s’enduire le corps d’huile. Mais si, « d’un côté, les gens étaient contents par le simple fait que la Turquie soit présente dans Street Fighter, il y a eu aussi beaucoup de discussions sur la qualité de la représentation » de ce personnage trapu, vindicatif, glissant, rebondissant à travers l’écran de façon grotesque.

Hakan de « Super Street Fighter IV » est le premier personnage turc à apparaître dans la série.

Un enjeu économique

Bien du chemin a cependant été parcouru depuis Dhalsim et son collier de crânes. « Il y a davantage de personnes qui sont impliquées dans la création d’un jeu aujourd’hui qu’il y a trente ans. Les studios ont même des services juridiques qui viennent vérifier qu’il n’y a pas de problèmes avec un personnage », contextualise Matt Leone. Signe que l’authenticité est au goût du jour, les derniers Tekken vont même désormais jusqu’à faire doubler tous ses combattants par des comédiens de leurs pays d’origine.

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Au-delà de la question de la sensibilité, se posent aussi, de façon plus pragmatique, des enjeux économiques. L’affirmation de nouveaux marchés dans des parties du globe autrefois délaissées influence aussi la conception de combattants.

L’émergence récente des pays du Golfe, l’Arabie saoudite en tête, sur la scène e-sportive internationale n’est peut-être pas sans rapport avec l’apparition, ces dernières années, de personnages saoudiens (Shaheen en 2015 dans Tekken 7 ; Rashid en 2016 dans Street Fighter V) ou plus largement arabes (l’Egyptienne Menat dans Street Fighter V). « Ce sont des changements lents, mais ils existent, constate Sercan Sengun. Les développeurs consultent de plus en plus les joueurs locaux, notamment sur les réseaux sociaux, pour affiner la représentation des personnages nationaux. »

Shaheen, de la série « Tekken », mais aussi Rashid (« Street Fighter »), deux personnages moyen-orientaux populaires.

« S’il y a par une grosse scène e-sport dans un pays qui n’a pas encore de représentant, alors, en tant que développeur, vous voudrez probablement l’ajouter dans votre prochain titre, estime M. Sengun. Et inversement. »

Ainsi, les régions où ces jeux de combat sont peu ou pas distribués sont assez largement ignorées par leurs créateurs. Si les combattants noirs y sont courants, ils viennent généralement des Etats-Unis, ou encore du Brésil, pays avec lequel le Japon a une longue histoire économique et démographique. A l’exception d’Elena dans Street Fighter III (1997), on peine par contre à recenser des personnages d’Afrique subsaharienne. « Il y a plein de facteurs, bien sûr, mais les enjeux commerciaux comptent », résume M. Sengun.

Si la France n’est pas en reste en termes de représentants plus ou moins caricaturaux, elle s’en tire généralement à bon compte. Street Fighter III a ainsi connu Remy, pratiquant la savate, qui dissimule ses traits fins derrière sa longue chevelure. Street Fighter IV a de son côté introduit Abel, dont les cheveux blonds, les yeux bleus et la tenue tricolore figurent parmi les clichés français les plus communs dans les jeux vidéo japonais. L’année dernière, Street Fighter 6 nous a proposé Manon, ballerine musclée qui incorpore dans sa danse des techniques de judo. Quant à Tekken 8, il vient tout juste de voir débarquer Victor Chevalier, sorte de garde du corps qui manie aussi bien le sabre que le pistolet, portant toujours de la haute couture et doublé par Vincent Cassel en personne. Difficile de faire plus Français !



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Catégorie article Politique

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